Le son des tambours et des chants emplit l’air tandis que des effluves de sauge se répandent à travers la foule. Du ruban jaune de police borde la route de gravier et flotte dans la brise, marquant la limite d’une autre zone d’exclusion de la GRC. Un panneau arborant Land Back en lettres rouge vif repose contre un VUS vert foncé. À une trentaine de mètres, une personne arrêtée est allongée seule dans une tranchée, un unique observateur légal la séparant d’un mur de gendarmes. Voici la scène en première ligne de la barricade de Fairy Creek. Le moral est bon malgré la dure réalité de la situation : les défenseurs autochtones des terres et les alliés protecteurs des forêts constituent la dernière ligne de défense contre la décimation des forêts anciennes environnantes. Chantant et scandant sur ce chemin d’exploitation forestière parmi les cèdres, les sapins de Douglas, les pruches et autres précieux géants verts, ces militants représentent un mouvement en plein essor; un mouvement qui comprend pleinement que ces écosystèmes et l’ensemble des arbres monolithiques qu’ils contiennent valent beaucoup plus debout.
Malgré ses origines modestes, la barricade de Fairy Creek s’impose maintenant comme l’acte de désobéissance civile le plus important de l’histoire canadienne. Le nombre d’arrestations avoisinant le millier de personnes, les militants de première ligne ne semblent pas prêts de reculer. Cette action directe a été encensée sur le plan international pour son rôle dans la protection de la dernière forêt pluviale tempérée du sud de l’île de Vancouver. Alors, comment en est-on arrivé là? Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est compliqué. Depuis plus d’un an, l’histoire de Fairy Creek et de ses nombreuses particularités a grandi. Fidèle à ses origines, ce mouvement populaire mené par des bénévoles attire des personnes de tous horizons qui ont à cœur de provoquer un changement. Ce qui n’était au départ qu’un petit groupe réuni dans le but de bloquer un chemin d’exploitation forestière s’est transformé en une organisation de masse composée de dirigeants autochtones, de professionnels, d’étudiants, de commerçants et de toutes sortes de personnes passionnées et motivées. Leur dévouement et leur détermination alimentent le feu qui les anime, même dans les moments d’extrême adversité. Contre toute attente, leur combat persiste encore aujourd’hui après quatre mois entiers de répression policière et plus d’un an de barrages.
Le 9 août 2020, une trentaine de personnes originaires du sud de l’île de Vancouver ont bloqué la route après avoir parcouru 1 000 m au-dessus du niveau de la mer jusqu’à la crête ouest de Fairy Creek. Peu de temps après, Bill Jones, Aîné et gardien du savoir de la Nation Pacheedaht, a publiquement exprimé son soutien à la sauvegarde de la forêt ancienne et a offert aux habitants une invitation officielle à rester sur les terres. Il illustre la relation compliquée entre l’industrie, le gouvernement et le conseil de bande — une triade enracinée dans l’oppression coloniale. Les systèmes héréditaires d’autogouvernance étaient la norme pour les peuples autochtones avant la colonisation européenne. À l’heure actuelle, le conseil de bande—un système mis en place par les colonisateurs—ne régit techniquement que les terres de réserve, et non les territoires traditionnels non cédés. Et pourtant, il n’est pas surprenant que ce soit le système reconnu par le gouvernement de la Colombie-Britannique. Ada'itsx, ou Fairy Creek, fait partie du territoire ancestral non cédé de la nation Pacheedaht. Ses dirigeants traditionnellement reconnus, notamment le chef héréditaire Victor Peter, sont favorables à ce que les barrages protègent les dernières forêts anciennes.
Alors, pourquoi une telle urgence et quel en est l’enjeu exact ? En se promenant dans les forêts menacées d’abattage, il est facile de constater la splendeur de ces arbres. L’Aîné Bill Jones qualifie ces espaces de cathédrales naturelles et de lieux ayant une profonde signification spirituelle pour son peuple. En dehors de la sagesse traditionnelle, la science est sans équivoque : les forêts anciennes sont irremplaçables, et leur exploitation est manifestement non durable. Il reste moins de 2,7 % de la couverture forestière d’origine en Colombie-Britannique. Le gouvernement de la province gonfle considérablement la quantité supposée de forêts anciennes restantes en estimant qu’il reste 13,2 millions d’hectares. En revanche, des biologistes professionnels comme Rachel Holt ont pris l’initiative de rétablir la vérité et de préciser qu’il ne reste que moins de 400 000 hectares. Ces forêts anciennes et leur biodiversité sont essentielles pour la sécurité alimentaire et la rétention du carbone. Elles résistent beaucoup mieux aux incendies que les forêts secondaires et leurs écosystèmes uniques offrent un habitat à une multitude de plantes et d’animaux, y compris des espèces menacées. L’apathie a de graves conséquences à un stade aussi avancé du jeu, et l’urgence de la situation est palpable. Compte tenu de la crise climatique qui fait rage et de la destruction des forêts anciennes restantes, il devient évident que le temps n’est plus à la politique ou à la bureaucratie. Agir est la seule solution.
Le 1er avril 2021, le juge Verhoeven a accordé une injonction permettant à la GRC d’arrêter et d’expulser toute personne bloquant l’accès aux routes situées dans la zone d’injonction indiquée. La GRC a commencé à faire appliquer cet ordre le 17 mai et est depuis lors en conflit permanent avec les défenseurs de la forêt. Les manifestants ont immédiatement commencé à ériger des barrières dures de plus en plus complexes pour empêcher pacifiquement la police de les arrêter et de dégager les routes. On pense notamment à des sleeping dragons (tubes bétonnés permettant aux militants de s’enchaîner au sol), à des arbres abattus attachés en tripodes, aux Lorax (rondins dans lesquels une personne peut s’attacher), à des plateformes d’occupation d’arbres et à de nombreux autres dispositifs, structures et techniques ingénieux. En début juin, le gouvernement provincial a fait l’annonce d’un report en association avec le conseil de bande de la Première Nation Pacheedaht. Cependant, les défenseurs n’y voient qu’une ruse visant à faire croire au public que la zone était désormais protégée, alors qu’en réalité ce report ne couvre pas la grande majorité des zones visées par les barricades. Bref, l’annonce du report n’était qu’un écran de fumée.
Les enjeux sont récemment devenus plus élevés alors que Teal-Jones fait l’objet d’une pression croissante pour exploiter les forêts tant que cela est encore possible, au risque de nouveaux reports à leur encontre. La situation qui, dans un premier temps, était pacifique a dégénéré en une montée de la violence policière et en une imprudence choquante lors du démantèlement de barrières lourdes. La brutalité policière ne cesse d’augmenter, en particulier envers les défenseurs racisés. Les commentaires murmurés par les officiers et leurs horribles agissements sur les lignes de front dressent un effroyable tableau. Des agents de la Gendarmerie royale du Canada ont utilisé à plusieurs reprises des bombes lacrymogènes et ont eu recours à un usage excessif de la force sur des manifestants pacifiques alors que ces derniers se tenaient ensemble, bras liés, sans jamais n’avoir pu initier une quelconque violence à l’égard de la police. Les vidéos captées en première ligne montrent des manifestants étranglés, frappés à coups de poing, traînés sur des chemins de terre et maintenus immobilisés au sol par technique d’immobilisation du genou sur la nuque par des agents la GRC. Ce n’est pas tout. De nombreux témoignages concordants font état de policiers qui endommagent, détruisent ou volent du matériel et des effets personnels, crèvent des pneus, arrachent des portes de fourgonnettes et regardent sans agir alors que des conducteurs d’excavatrices réduisent des véhicules entiers à la ferraille. À la question « Comment faites-vous pour rester en sécurité sur les lignes de front? », un défenseur racisé a répondu sans détour : « du cardio ».
Le nombre d’arrestations surpasse maintenant celui de la série de barricades surnommée War in the Woods dans la baie Clayoquot au milieu des années 90. Si certains y voient un exploit formidable, d’autres ressentent une profonde tristesse à l’idée que ce combat perdure près de 30 ans plus tard. Même après les épreuves et les agressions subies par un grand nombre de défenseurs pacifiques, ceux-ci restent optimistes et continuent de revenir. Beaucoup d’entre eux expriment leur gratitude à l’égard de ce qu’ils ont trouvé ici, le sentiment d’appartenance à une communauté au sein des camps et la perspective excitante d’assurer la protection de ces forêts une fois pour toutes.
La société forestière Teal-Jones demande une prolongation de l’injonction, qui prend fin à la fin de ce mois. Seul l’avenir nous dira si la Cour suprême de la Colombie-Britannique penchera en faveur de l’arrêt de cette folie, ce qui constituerait un précédent d’une importance capitale pour la sauvegarde de la dernière forêt ancienne de la Colombie-Britannique. D’ici là, la volonté inébranlable des défenseurs des terres et forêts continuera à tenir bon sur les lignes de front de la barricade de Fairy Creek.
CRÉDITS
Article écrit par Emily Kane. Emily Kane est une amoureuse de la nature, une amatrice de sensations fortes, une militante et une professeure de yoga basée à Whistler, en Colombie-Britannique. Lorsqu’elle n’est pas dans les montagnes ou dans son studio, elle se consacre à la protection des différentes forêts anciennes de la province. Retrouvez-la sur @emilykaneyoga ou procurez-vous son livre ici.
Toutes les photos ont été prises par @focus.wandering.